La France a changé avec eux : De la Marche pour l’égalité aux Indigènes de la République. Publié sur le site d'Esprit par Erwan Ruty

Le 04-12-2020
Par Erwan Ruty

L’antiracisme hérité des années 1980 avait à cœur de rassembler, privilégiant des mots d’ordre consensuels de tolérance et d’unité. Après les échecs de la politique de la ville, les mouvements se sont fragmentés et durcis, cédant à des logiques d’affirmation identitaire.

Au moment où une indignation antiraciste jette dans la rue des milliers de citoyens, phénomène inédit par son ampleur depuis le début des années 2000, il paraît utile de se pencher sur quarante ans de lutte des minorités issues de l’histoire coloniale. Au cours de cette période, celles-ci ont pris une place centrale dans la société française, passant du statut de victimes de diverses crises, notamment économiques, ainsi que de comportements de racisme endémique, à celui d’acteurs de leur propre histoire, mais aussi de moteurs d’un tournant culturel de la société française.

L’émergence d’une nouvelle catégorie de Français

La marche dite « des beurs »

C’est en regardant le film Gandhi de Richard Attenborough, où est évoquée la Marche du sel indienne, que Toumi Djaïdja et Christian Delorme ont l’idée, en 1983, de lancer à leur tour une marche « pour l’égalité et contre le racisme ». Celle-ci sera rebaptisée « Marche des beurs » par la presse, selon le vocable alors largement répandu auprès des premiers concernés. Toumi Djaïdja, son porte-drapeau, innocent blessé par balle par un vigile, est un jeune habitant des Minguettes (à Vénissieux), quartier populaire de grands ensembles qui a connu les premiers rodéos et émeutes dès le tout début des années 1980, ainsi que l’expulsion vers l’Algérie de certains jeunes, suivie de marches silencieuses et de grèves de la faim.

Loin d’une prétendue geste née de génération spontanée de quelques jeunes franco-maghrébins des cités, la Marche doit aussi son succès à une conjonction de concours externes : François Mitterrand avait rencontré les futurs marcheurs, leur avait promis de les recevoir à l’Élysée si leur marche réussissait ; les initiateurs avaient déjà été reçus à Genève par une instance onusienne ; les mouvements dominant la scène de l’antiracisme depuis les années 1970 étaient à leurs côtés pour organiser la mobilisation (ainsi de partis politiques et de nombre de structures d’éducation populaire ou la Cimade, à laquelle appartiennent les deux animateurs de la marche, Delorme et le pasteur Jean Costil) ; les Renseignements généraux suivaient l’événement afin qu’il se déroule au mieux… Tout ce que la France compte de niveaux d’intervention accompagne cette marche qui, presque jusqu’à son terme, n’est pourtant suivie que par quelques poignées d’individus (rejoints sur diverses étapes par, là encore, une partie de la France engagée d’alors : Edmond Maire, Huguette Bouchardeau, Claude Cheysson, Jack Lang, Mgr Lustiger, le rabbin Gensbruger, Georgina Dufoix, Pierre Bérégovoy…)

Le caractère très général, voire « droit de l’hommiste », des revendications et slogans de ladite marche tranche avec le radicalisme de bien des structures qui soutenaient les « immigrés » dans les années 1970, de manière souvent marginale. Et pourtant, on peut penser que ces deux éléments (le soutien des organisations militantes traditionnelles et le caractère généraliste des revendications) sont les principaux ingrédients de la réussite stratégique de cet événement, rapidement devenu phénomène social car il correspondait aux réalités profondes d’une nouvelle génération de Français. C’est ce pari osé qui fait entrer l’antiracisme français dans l’âge des foules et contribue à l’hégémonie idéologique qui sera la sienne pendant quelques années, notamment dans la jeunesse, contribuant largement au fameux « cordon sanitaire » contre le Front national (FN) qui émerge alors.

SOS Racisme, un second souffle qui étouffe les autres mouvements

Les 100 000 personnes présentes à l’arrivée de la Marche en décembre 1983 provoquent un séisme culturel qui se poursuivra durant toutes les années 1980, contribuant largement à l’acceptation du nouveau phénomène que constitue l’émergence des « beurs » dans la société française (certes heurtée, en raison de l’émergence du FN et à la droitisation des débats sur ce sujet après 1986). À tel point que les « beurs » deviennent « tendance », donnant un second souffle à la gauche de ces années, en grande difficulté sur la question sociale (après le tournant de la rigueur accompagnant l’effondrement – et l’abandon – du monde ouvrier et de l’industrie nationale).

SOS Racisme sera l’un des relais majeurs de ce second souffle, comprenant l’ambiance culturelle très peu contestataire qui règne alors par rapport à la décennie précédente, où le fond de l’air était rouge vif : il ne s’agit pas pour ses initiateurs de mener des réformes radicales, mais de créer une connivence dans l’ensemble de la jeunesse entre ces nouveaux Français et les autres, afin d’endiguer la montée du FN. D’une certaine manière, il s’agit d’une réussite, puisque la fête multiculturelle battra son plein (avec pour paroxysme, très consensuel mais alors novateur, le défilé de Jean-Paul Goude lors des commémorations du bicentenaire de la Révolution). D’innombrables nouvelles figures culturelles en seront les porte-voix, de Renaud à Rachid Taha, en passant par Oliviero Toscani, photographe de la campagne publicitaire de Benetton, ou Bernard Tapie, virulent opposant au FN et premier ministre de la Ville.

Phénomène antiraciste majeur, on parle là de la mort sociale des travailleurs immigrés (alors corollaire de celle de l’ensemble de la classe ouvrière) et de la naissance des « beurs », une nouvelle génération de Français hypermodernes (mais puisque « beurs », finalement considérés seulement comme des quasi-Français). SOS Racisme parviendra à donner un second souffle à cette Marche, qui n’en avait pas trouvé chez ceux qui l’avaient menée ou accompagnée. Autant qu’il étouffera les autres tentatives de gestion autonome, c’est-à-dire exclusivement menées par ceux qui en sont victimes, de la question de l’antiracisme, du fait de son absolue domination politique et médiatique (éclipsant même les autres mouvements non spécifiquement d’origine immigrée, comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, la Cimade ou la Ligue des droits de l’homme, qui connaissent une lente érosion, suivant pour le premier la trajectoire de leur protecteur, le Parti communiste français, dans les anciennes cités ouvrières).

Cette volonté de politisation d’un problème social (le racisme) n’a rien de choquant, elle participe même d’une bonne logique républicaine.

Mais l’image que l’on s’est rapidement faite de SOS Racisme est faussée : même si cette organisation est lancée par d’anciens trotskystes en pleine logique d’entrisme au sein du Parti socialiste (PS), ses animateurs, jusqu’au milieu des années 2000, sont très largement issus des banlieues et des minorités postcoloniales. Qui plus est, fait quasi inédit par son ampleur, ces jeunes issus de l’immigration postcoloniale côtoient des Français d’autres catégories sociales, de diverses obédiences politiques, de toutes confessions (ainsi que d’une majorité de laïcs, tant la question religieuse est alors secondaire), des deux sexes… Certes, la connivence malsaine avec le PS (les relations financières entre les deux structures et le rôle douteux de certains parrains) pèsera lourd dans l’image déplorable que « SOS » finira par acquérir plus tard. Pour autant, cette volonté de politisation d’un problème social (le racisme) n’a rien de choquant, elle participe même d’une bonne logique républicaine : en créant une poignée d’associations sœurs (Banlieues du monde, la Fédération des Maisons des potes, le journal Pote à pote, puis Ni putes ni soumises), et en les liant avec d’autres structures militantes (la Fédération indépendante et démocratique lycéenne [FIFL] et l’Union nationale des étudiants de France – Indépendante et démocratique [UNEF-ID]), « SOS » assure une large couverture des problématiques liées à la jeunesse dans son ensemble, qui permettra à celle-ci de trouver des relais d’expression à différentes étapes de son parcours, soit autant de possibilités de s’intégrer à la vie sociale puis institutionnelle, voire politique du pays.

Une radicalisation synonyme d’échec

La droitisation de la vie politique, avec l’arrivée au gouvernement de Jacques Chirac et de Charles Pasqua (en particulier), en 1986, aura des conséquences sur cette geste optimiste : la déprime post-Marche existe bien dans les banlieues, et tous ceux qui n’adhèrent pas au rouleau compresseur de « SOS » sont plongés dans l’anonymat, souvent relégués, qui plus est, dans des quartiers qui s’enfoncent dans le chômage, la drogue, les expulsions du territoire et la poursuite des « bavures policières » (ou « crimes sécuritaires »).

La mort de Malik Oussekine, lors de la répression des manifestations étudiantes de 1986, marque durablement les esprits. Rappelons que celui-ci a été tué par des policiers en plein 5e arrondissement de Paris, alors qu’il ne participait pas aux manifestations mais sortait d’un club de jazz, et qu’il est mort une Bible sur lui (il préparait son entrée au séminaire). Autant d’éléments qui renforcent le caractère profondément symbolique de cette mort : quel que soit alors votre degré d’« assimilation », vous serez vu comme un « étranger ».

On comprend mieux dès lors comment et pourquoi d’autres mouvements, plus clairement « communautaires », ont tenté d’émerger, qui resteront tous marginaux : en particulier les Jeunes arabes de Lyon et banlieue (JALB) et France Plus, puis le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB).

Lancé par Arezki Dahmani lors des municipales de 1989, France Plus se donne pour objectif de créer un vaste mouvement de « vote beur », pluri-partisan. Il prend en cela le contrepied de « SOS » qui loue le melting- pot, comme en témoignent les profils de Julien Dray et des autres responsables de l’association, Harlem Désir, Fodé Sylla, Malek Boutih ou Dominique Sopo, tout comme les responsables des structures sœurs : Malik Lounès, Shéhérazade Ouarem, Coumba Traoré, Fadela Amara… Pour autant, si les projets de ces deux structures divergent (les cadres de « SOS » sont formés au militantisme selon des canons encore influencés par le marxisme, alors que France Plus cherche essentiellement à promouvoir des candidats « beurs » dans les différents partis, y compris les plus à droite), on peut considérer que ces deux entités jouent à fond le jeu politique traditionnel. Tout comme France Plus, les JALB sont aussi dans une logique communautaire. Ils échoueront également, du fait du très fort surmoi républicain des enfants de l’immigration maghrébine de ces générations, quoi qu’en disent leurs contempteurs (c’est pourquoi on parlera dans ces années-là d’un « communautarisme sans communauté1 »).

Quant au dernier né, le MIB, initialement fondé en 1995 pour lutter contre la double peine, il peine à déborder cet enclavement militant lié à une cause si précise. Ses animateurs (Farid Taalba, Tarek Kawtari, Nordine Iznasni, Samir Baaloudj…) feront tout pour le sortir de ce corner : organisation de festivals, concerts avec artistes engagés (en particulier Assassin ou La Rumeur), participation au Forum social européen de Saint-Denis puis création d’un Forum social des quartiers populaires au caractère mouvementiste prononcé, qui regroupe bon nombre d’associations des quartiers, au contraire de « SOS » qui restera dans une logique d’hégémonie), innombrables campagnes sur les questions urbaines et sur les violences policières… Pour radicaux qu’ils soient, ces derniers militants peuvent être rattachés à une logique des mouvements des années 1970, pour lesquels la question sociale et la question des discriminations et des violences policières sont totalement imbriquées (accompagnement des familles de victimes, contestation des méthodes des programmes de rénovation urbaine…). À tel point qu’ils sont vus par tout ce que la France compte de mouvements de gauche comme les principaux acteurs de l’antiracisme, qui se confond alors avec le combat pour « les quartiers », entre la fin des années 1990 et les années 2000 (le MIB connaissant un déclin après 2010). Cet activisme n’a cependant jamais eu d’influence auprès du grand public ni au-delà de ces territoires. Mais ce sont de ses rangs ou d’une militance aussi radicale que sortiront certains soutiens du Comité Adama dans les années 2016-2020 (à l’instar de Youcef Brakni ou Almamy « Mam » Kanouté).

Pourtant, malgré un long passage à vide dans les années 1990, qui sont à la fois celles des émeutes urbaines, de la prise de conscience de la situation des banlieues (qu’incarne le film La Haine de Mathieu Kassovitz en 1995), et de la France « black-blanc-beur » de la Coupe du monde de football de 1998, SOS Racisme continue d’influencer la société : l’association est la première à dénoncer les phénomènes de ghettoïsation dans les années 1990 (passant ainsi d’un combat moral, celui de l’antiracisme, à un combat social et politique) ; proclamant la nécessité d’un « Plan Marshall pour les banlieues » (que tentera vainement de porter Fadela Amara, jeune Clermontoise d’un quartier pauvre issue de ses rangs et devenue ministre de Nicolas Sarkozy en 2007), lançant Ni putes ni soumises (pour répondre à la situation difficile de nombre de femmes des quartiers victimes de violences et du « tribunal communautaire ») ; puis faisant émerger la question des discriminations (notamment dans le logement et dans l’emploi, sous l’impulsion de Samuel Thomas et de Malek Boutih, ce dernier ayant grandi dans le bidonville de Nanterre, arrivant à la tête de l’organisation en 1999), utilisant les testings et multipliant les campagnes y compris dans des secteurs inhabituels (football, loisirs, etc.).

Clairvoyante, cette association est alors vouée aux gémonies, alors qu’on peut penser que son influence a joué un rôle pour infléchir les politiques publiques sur ces questions : création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, puis d’organismes comme l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (suite au plan Borloo en 2004, pour lutter contre la ghettoïsation) ou du Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (œuvrant à la politique de la ville). Néanmoins, politiquement, la voix de ces organisations ne retrouvera jamais l’écho du début des années 1980, y compris au sein du PS (que cela soit sous le gouvernement de Lionel Jospin ou la présidence de François Hollande, tous deux faisant l’impasse sur ces questions). Les banlieues et leurs turbulences télescopent les combats antiracistes, de même que l’influence du FN auprès d’une partie des couches populaires et les difficultés de la prise en compte de la question sociale dans son ensemble viennent plonger la gauche dans un profond désarroi sur ces phénomènes.

De l’égalité des droits à la promotion de la diversité… des identités

C’est alors qu’émerge la question de la « diversité », traitement édulcoré et mieux adapté au monde de l’entreprise de la question des discriminations, qui, comme l’antiracisme des années 1980, contribuera de facto à exclure une approche sociale de ces questions. On rejoue en mode mineur l’échec de la Marche : cette dernière réclamait l’égalité de traitement, on lui a rapidement substitué la mise en valeur de la différence culturelle. Le tout finissant par opérer un glissement des politiques d’égalité vers les politiques d’identité.

Paradoxalement, cette logique fait à la fois du racisme une mauvaise chose, mais de la race elle-même… une bonne chose, à valoriser ! On voit ainsi s’opposer ceux qui estiment que tous les individus doivent définitivement rester « libres et égaux en droits », et ceux qui appellent à une reconnaissance, dans l’espace public, d’identités particulières (même si tous les partisans de la diversité ne réclament pas des droits particuliers). Parmi ceux-là, une nouvelle génération naît au début des années 2000, qui rappelle la génération festive et optimiste des années 1980, des « beurs », voire de SOS Racisme (quoique ces militants lui soient violemment hostiles) : les Indivisibles, dont Rokhaya Diallo (qui a grandi entre Paris et La Courneuve) a été l’initiatrice. Il s’agit pour ces jeunes étudiants, militants associatifs ou cadres dynamiques du monde de la culture, de la communication ou du commerce (donc des jeunes bien plus insérés socialement que ceux de la génération SOS ou MIB), de dénoncer les discours et les préjugés, au nom même de la République qui se veut « une et indivisible » et qui pourtant met à part une partie de ses enfants. Ainsi, là encore, on est dans un registre on ne peut plus républicain.

Pourtant, l’accueil fait (y compris à gauche) à ce nouveau combat, hypermoderne, dynamique, voire enjoué (quoique caustique), reprenant les codes des cultures urbaines qui sont le langage de toute la jeunesse des années 2000, est glacial : hésitant entre mépris et dénonciation (d’innombrables polémiques, y compris judiciaires, entachant les cinq « Y’a bon Awards » organisés par l’association entre 2010 et 2015). C’est que cette structure est créée en 2007, soit deux ans après les émeutes de 2005 qui ont traumatisé la société française. Nicolas Sarkozy est l’homme politique du moment et, au-delà de l’influence de celui-ci à droite, la France a dorénavant peur de ses banlieues et de ses minorités. Tout ce qui vise à critiquer les hypocrisies républicaines, serait-ce en se réclamant des principes originels de celle-ci, est perçu comme une attaque fondamentale.

Sans doute faut-il voir dans cette hostilité un écho aux doutes provoqués par la nouvelle réflexion qui émerge autour des Cultural Studies en France (notamment suite à la publication de La Fracture coloniale de l’équipe du Groupe de recherche Achac, entrepreneurs de la mémoire dirigés par Pascal Blanchard, avec le Tactikollectif toulousain, proche du groupe Zebda, en 20052). Dieudonné, icône de la gauche antiraciste, se lance lui-même dans une série d’imprécations antisystème toujours plus douteuses, virant bientôt à l’antisémitisme obsessionnel. Les Indigènes de la République émergent dans ce même moment, au milieu d’une débauche de polémiques identitaires, en particulier autour de la mémoire de l’esclavage. Enfin le Conseil représentatif des associations noires (Cran) naît cette année-là, sous l’impulsion d’un docteur en pharmacie membre de l’Union pour la démocratie française (UDF), Patrick Lozès, puis d’un chercheur militant LGBT, Louis-Georges Tin, calqué sur le modèle du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Une association donc ouvertement identitaire, mais non communautariste à proprement parler, voulant agréger Antillais et Afro-descendants.

En somme, les « républicains » traditionnels se sentent assaillis de toutes parts, et leur réaction est souvent viscérale : toute expression, revendication ou même reconnaissance d’une différence de couleur ou d’identité (certains disent de « race sociale ») est jugée attentatoire aux principes républicains. Terrible contresens, qui jette progressivement ces diverses militances somme toute classiques dans les marges de l’engagement, et les pousse à chercher de l’oxygène ailleurs que dans les registres traditionnels de l’engagement républicain tels que le produisaient jusqu’à la fin du xxe siècle associations, syndicats et partis.

Les Indigènes de la République et le tournant décolonial

Nés quelques mois avant les émeutes de 2005, « les Indigènes », notamment sous la houlette d’une redoutable oratrice cadre à l’Institut du monde arabe, Houria Bouteldja, participent d’une mouvance identitaire qui n’est somme toute que le reflet des identitaires « nationaux frontistes ». Constitué d’intellectuels radicaux issus de l’immigration maghrébine essentiellement, ce mouvement n’aura jamais qu’une audience limitée, à l’université surtout, où il séduit l’extrême gauche. Son action se limite au domaine des idées (essais, articles, débats, manifestations…) et il échoue à se constituer en parti (le Parti des Indigènes de la République [PIR]). La rhétorique nauséabonde et menaçante de la principale porte-parole de ce mouvement, qui se radicalise progressivement alors que le terrorisme se développe, est une proclamation répétée de haine qui, paradoxalement, au nom de l’antiracisme et après bien des détours, finit par justifier toutes les exactions contre « les Juifs », « les homosexuels », « les Blancs », et « l’Occident » de manière générale…

Les Indigènes de la République participent d’une mouvance identitaire qui n’est somme toute que le reflet des identitaires « nationaux frontistes ».

Émerge alors une nouvelle mouvance, dite « décoloniale », plutôt jeune et éduquée, dont le militantisme se déploie depuis le monde universitaire, où il devient hégémonique, y compris hors de ce lieu d’incubation, et conduit parfois à des actions d’intimidation. La logique de ces mouvements est plutôt autonomiste, là réside leur principale nouveauté : prenant acte d’une relégation croissante des quartiers auxquels s’identifient leurs animateurs et d’une fatigue des organisations antiracistes traditionnelles, ils souhaitent rester maîtres de leur mouvement et voir « les Blancs » subordonnés à leur direction. Par ailleurs, ils témoignent des échecs des précédents mouvements et des principes qui les animaient, à savoir le rattachement à des partis politiques, ainsi que l’engagement dans une logique de fidélité aux institutions républicaines françaises (plus que l’universalisme, que la plupart de ces mouvements, mis à part le PIR, revendiquent tout en en condamnant les échecs).

Leurs modèles, y compris de militance (influencés tant par le community organising que par les principes de l’empowerment) sont dominés par le soft power états-unien, du fait d’une quadruple influence : celle, intellectuelle, des Cultural Studies anglo-saxonnes ; celle des cultures urbaines ; celle du rêve Obama (et de l’action très dynamique menée par l’ambassade des États-Unis en France pendant son mandat, en direction des minorités, des musulmans et des banlieues) ; et enfin celle des univers professionnels dans lesquels ces activistes se déploient : communication, marketing, commerce, management ou alors fonction publique elle-même, en crise et sous les coups de boutoir du new public management (univers largement sous influence états-unienne).

D’autres mouvements tentent d’émerger dans le sillon de cet activisme, décomplexé sur la question du « communautarisme », comme le Collectif contre l’islamophobie en France, mais leur audience reste aussi confidentielle, quand bien même telle ou telle de leur action rencontrerait un succès (judiciaire, médiatique…). Idem pour des mouvements comme Stop le contrôle au faciès (qui remportera cependant un retentissant procès contre l’État en 2015).

Des îlots de radicalité et une influence culturelle

La situation d’aujourd’hui est donc paradoxale. D’une part, ce nouvel activisme antiraciste témoigne d’une forte insertion sociale, culturelle, médiatique, voire économique de cette nouvelle génération postcoloniale, alors que la position sociale des précédentes était bien plus précaire (et les crimes racistes ou « sécuritaires » bien plus fréquents dans les années 1970 et 1980). Surtout, cette génération accompagne, tout comme aux États-Unis, une effervescence culturelle qui contribue à changer les mentalités de l’ensemble de la société à l’endroit de ces populations. Une sorte de « critique artiste3 » de la société française se fait jour, notamment dans les milieux du cinéma, du journalisme ou de la musique4 : Houda Benyamina et Ladj Ly dans le septième art ; Kery James, Médine, dans le rap ; Mehdi et Badrou du Bondy Blog ; Faïza Guène en littérature… Mais dans les cultures urbaines, c’est moins une critique qu’une affirmation semblable au Proud to be black des années 1970 aux États-Unis, et l’influence de nouveaux leaders culturels, qui auront sans doute fait plus pour changer les mentalités et battre en brèche les préjugés que toutes les actions antiracistes (par exemple, Jamel Debbouze, Kad Merad ou Omar Sy et les succès populaires de Astérix et Cléopâtre, Bienvenue chez les Ch’tis, Intouchables, Soprano, Black M et Maître Gims, PNL et tant d’autres). Avec ce dynamisme culturel, non seulement les préjugés reculent ou changent de nature, mais une nouvelle culture urbaine issue de ce métissage se trouve désormais au cœur de la culture populaire française.

Pourtant, comme la situation socio-économique d’une partie sans cesse plus importante de ces minorités se dégrade, au même titre que celle d’une partie des classes moyennes et populaires, et comme la société se fragmente (alors qu’au même moment émergent des élites et des classes moyennes issues de ces quartiers et minorités – mouvements donc divergents et plus individualisés, se rapprochant lentement du modèle états-unien), l’analyse de ces difficultés évolue. On parle de « privilège blanc », de personnes fondamentalement définies comme « racisées », voire contester qu’il puisse exister une haine des Blancs – le racisme ne pouvant être opéré que par des populations majoritaires selon ce point de vue. Le discours sur le « racisme systémique » porte davantage : les discriminations ne paraissant plus délibérément commises par des institutions, on les considère plus abstraitement, comme un phénomène social produit par des personnes qui peuvent être fonctionnaires ou non.

Tout en professant l’« intersectionnalité des luttes », cette nouvelle mouvance s’est de fait déconnectée des luttes sociales, environnementales ou économiques qui pourtant la subsument. Et quand bien même tel leader (comme Assa Traoré), tel activiste ou polémiste (Nadir Dendoune, Taha Bouhafs, Rokhaya Diallo, Sihame Assbague…) participeraient à d’autres mobilisations, sa capacité collective d’entraînement au profit de ces autres combats semble faible : on a bien affaire à un émiettement des luttes, alors que l’antiracisme des années 1980 se voulait global, intégré à d’autres combats plus généraux, caractérisant un antiracisme universaliste et non pas spécifique. Enfin, le rapport à l’État et aux institutions a lui aussi changé : il ne s’agit plus d’organes à conquérir pour les changer (notamment via l’engagement dans un parti), mais de structures à contester et auprès desquelles obtenir des concessions, dans une logique de groupe d’intérêt (là encore plus anglo-saxonne).

Cette histoire montre ainsi à quel point, d’un combat défensif et minoritaire, mais accompagné par les élites et porté par une logique républicaine dans les années 1980, l’antiracisme s’est transformé en phénomène majeur, affirmant une volonté identitaire, et influençant culturellement l’ensemble de la société française, jouant sa propre partition dans l’américanisation globale de celle-ci. L’antiracisme s’est modifié parce que les quartiers ont changé, mais la France a aussi changé avec eux.

Lien vers l'article sur le site d'Esprit 

  • 1.Voir Catherine Wihtol de Wenden et Rémy Leveau, La Beurgeoisie. Les trois âges de la vie associative issue de l’immigration, Paris, CNRS Éditions, 2001.
  • 2.Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire (sous la dir. de), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
  • 3.Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 4.Voir Erwan Ruty, « À voix haute », Esprit, décembre 2019.

 

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...